mercredi 24 août 2011

JE ME SOUVIENS

Extrait de l'édition de fin d'année 1899 de l'hebdo franco-américain L'Indépendant, de Fall River, Massachusetts, aux États-Unis (publié de 1885 à 1963). Au début du 20e siècle, Fall River avait une population d'environ 100 000 personnes, dont 40% de Canadiens français venus du Québec.

Plusieurs des thèmes évoqués (dans le contexte d'alors évidemment) restent malgré tout actuels : l'apport de la technologie, le rôle de la femme, l'appât du gain, les armes de destruction. C'est un texte intéressant, même au 21e siècle.

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LE MONDE AU 20e SIÈCLE

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Quel sera le sort de l'humanité dans le siècle qui s'avance? Cette question a déjà provoqué bien des prédictions : les unes, optimistes, les autres. pessimistes.

Les premières nous présentent un tableau ravissant de la vie promise à nos descendants. Par contre, les seconds nous font entrevoir le spectacle désolant qu'offriront les hommes de l'avenir.

Parmi les prophètes pessimistes, citons, à titre de renseignement, M. de Baroncelli, un écrivain louisianais.

Le 20e siècle, dit-il, apparaît aux yeux des uns sur un char resplendissant de lumières, qui apportera aux peuples l'abondance et la liberté.

Pour le plus grand nombre, le décor serait tout autre : un nuage de désolation s'étend déjà sur notre planète; la guerre avec toutes ses horreurs, tel serait le lendemain qui nous est réservé. Les optimistes ne croient pas à un mouvement rétrograde; ils appellent notre attention sur les découvertes et les inventions dont notre génération est fière.

Les pessimistes prétendent battre leurs adversaires avec leurs propres armes.

Ils disent et ne cessent de répéter que le soi-disant progrès dont nous nous flattons n'est en réalité qu'un fléau dont les peuples sont les premiers à souffrir, et souffriront bientôt davantage; qui a raison, qui a tort?

Problème assez difficile à résoudre, à moins de comparer le passé au présent, au 14e et au 15e siècles.

Il faut cent ans (1337 à 1453, de fait) pour terminer le différend entre la France et l'Angleterre occasionné par la rivalité de Philippe VI et d'Édouard III; au 19e siècle, cent jours suffisent aux puissances coalisées pour abattre la puissance de Napoléon Ier, ce roi des rois, qui avait fait trembler sur leurs trônes tous les princes de la terre.

Si ces faits ne peuvent s'expliquer que par un progrès réel dans le perfectionnement des armes modernes , canons, armes à feu de tout genre qui tuèrent en quelques heures à Waterloo plus d'hommes, en proportion, que dans les trois batailles réunies de Crécy (1346), d'Azincourt (1415) et de Poitiers (1356).

On ne peut nier non plus que le progrès, dans ce cas, a contribué plus qu'aucune autre cause à apporter la désolation dans le sein des familles.

Qui a souffert, à Waterloo, sinon l'humanité? Qui souffrira demain, sinon le peuple, à qui ses gouvernants ne cessent de soutirer ses plus chères économies pour entretenir des armements coûteux?

Le monde, de nos jours, est-il plus heureux parce que la Science lui a donné les moyens de s'entre-tuer plus promptement avec des armes plus meurtrières?

Mais continuons. Si l'électricité, la vapeur, le télégraphe, etc., sont des inventions des plus utiles, il n'en est pas moins vrai qu'elles ont eu l'inévitable fatalité de courber l'énergie humaine sous le poids de désirs toujours nouveaux.

On dirait que la seule ambition de l'homme, à la fin de ce siècle, est de jouir en égoïste de toutes ces découvertes.

Il en est arrivé, chose incroyable, à vendre son âme, pour une minute d'un soi-disant bonheur, qui ne touche bien souvent ses lèvres que pour les laisser glacées par la mort.

Quel a été le rôle du Progrès, dans cette lutte insensée, sinon de réduire notre existence, miner notre santé, et faire de nous des pygmées?

Notre éducation, au point de vue intellectuel, est peut-être supérieure à celle des Grecs et des Romains. À tout autre point de vue, elle est bien inférieure.

Le brouet des Spartiates ne suffit plus à une génération qui partage ses loisirs entre les orgies de la table et une société efféminée.

Le progrès a fait plus encore. Il a traîné à sa suite un égoïsme sordide qui, envahissant toutes les couches sociales, n'a point respecté l'intérieur paisible des familles les plus unies. La femme, chose triste à constater, a subi les mêmes désirs, les mêmes agitations qui agitent les hommes.

Il lui faut maintenant les préoccupations de la vie publique, les chicaneries du forum, le spectacle livide d'une salle de dissection.

Nous la voyons devenir avocat, médecin, etc., au détriment de l'avenir de ses enfants. Le précieux métal l'attire, tout aussi bien que l'homme - pour le seul plaisir qu'il lui procure. Pour tout dire, c'est à qui concentrera entre ses mains le plus grand nombre de dollars.

Le résultat de tout cela, le voici : cet amour de l'argent, que nous devons au progrès, pourrait amener avant peu des révoltes sourdes qui, en enflammant peu à peu toutes les passions, feront pâlir les découvertes et les inventions de ces dernières années, en ajoutant sur le chemin de notre vie quelques ronces de plus.

Toutes ces considérations nous portent à croire que le voile épais qui nous cache encore le 20e siècle offrira à nos yeux, en se déchirant, un tableau peu ravissant.

Le mal ira-t-il en augmentant?

Le pain de la misère sera-t-il plus difficile à gagner? Le pauvre traînera-t-il des haillons plus sordides que par le passé? Sera-t-il obligé de se contenter, comme les anciens Romains, du pain et des jeux que ses consuls lui donnaient?

À ces questions, nous préférons ne pas répondre, ne serait-ce que pour ne point effrayer par un tableau trop lugubre ceux qui viendront après nous.

Quoique, à vrai dire, nous croyions fermement que notre vie aura été un paradis terrestre, en comparaison de l'existence qui attend dans un avenir peu éloigné nos enfants et nos petits-enfants.


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