vendredi 5 avril 2013

Bilinguisme ou unilinguisme à l'Université d'Ottawa

Voici un texte de septembre 1969 que j'ai retrouvé dans une petite revue intitulée « Édition rouge » (Vol. 1, no 1), publiée par le Centre de recherche et d'études démocratiques, organisme formé par un groupe d'étudiants de l'Université d'Ottawa et ayant pignon sur rue à Hull (Québec) et Paris (France). L'auteur est Pierre Beaulne, celui qui avait signé en 1968 une célèbre caricature (ci-dessous) à la une de La Rotonde, le journal étudiant de langue française à l'Université d'Ottawa. Le texte ouvre une fenêtre pertinente sur une époque fébrile de l'institution, et sa valeur est plus qu'historique. Il sert à rappeler qu'en 1969 comme en 2013, tout projet d'université de langue française en Ontario doit inclure le bloc de plus de 10 000 étudiants francophones de l'Université d'Ottawa ou risquer de demeurer marginal.



BILINGUISME OU UNILINGUISME à l'Université d'Ottawa (1969)

1 - Il est faux de prétendre qu'un individu abâtardi, écartelé entre deux cultures, est un citoyen de meilleure qualité qu'une personne dont la pensée s'appuie solidement sur la connaissance approfondie et la maîtrise de l'instrument par lequel celle-ci se manifeste, i.e. sa langue maternelle.

2 - Des études empiriques auprès d'institutions d'enseignement ontariennes démontrent que le succès académique des élèves franco-ontariens* est inférieur à celui des anglophones auxquels ils sont mêlés. Cela se répercute directement sur leur vie professionnelle en réduisant leurs chances de succès.

3 - Les individus qui refusent d'admettre qu'il est possible de vivre en français, tant dans la vie quotidienne que dans l'exercice de leur profession dans cette région de l'Ontario comme au Québec, réaffirmant leurs complexes minoritaires et de colonisés, renient les efforts passés de leur race** et démissionnent devant le défi que pose l'avenir.

4 - Il est aussi facile d'angliciser un francophone qu'il est difficile de franciser un anglophone : dès lors, quel sens faut-il donner à la notion de bilinguisme ?

5 - L'Université d'Ottawa n'est pas bilingue... de fait. Pour certains, ce qui existe c'est un campus anglophone aux côtés duquel est juxtaposé un campus bilingue (composé en totalité de francophones) Pour d'autres, il n'y aurait que deux campus unilingues. Enfin, pour certains autres, il y aurait un campus anglophone, un campus bilingue (formé d'assimilés) et un campus francophone. Quoiqu'il en soit, l'ambiguïté qui règne et l'absence totale de politique de bilinguisme définie en termes précis sont préjudiciables à la population francophone du campus.

Les projections des inscriptions montrent qu'au rythme actuel, les francophones qui constituaient, en 1938, 82% du campus, 63,8% en 1958 et 50% en 1967, seront mis en minorité d'ici quelques années*** (grâce à l'effort de bilinguisme!).

6 - L'expérience de bilinguisme à l'Université Laurentienne de Sudbury a abouti, en quelques années seulement, à la disparition, à toute fin pratique, du français. L'Université d'Ottawa est-elle dans une position tellement différente? Elle s'est maintenue jusqu'à présent grâce à la forte proportion d'étudiants québécois. N'est-il pas à craindre que cette proportion soit appelée à diminuer à cause de l'expansion du système universitaire québécois ?

7 - Quand la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme a recommandé en termes très énergiques l'expansion du bilinguisme à l'Université d'Ottawa, elle entendait, en termes non équivoques, l'expansion du français.

8 - Le système d'éducation est pyramidal. Des écoles françaises au niveau primaire existent déjà en Ontario. Des écoles secondaires sont en voie de formation - avec la bénédiction de M. Robarts (qui était premier ministre de l'Ontario à l'époque). Il est normal qu'un débouché français existe au sommet de la pyramide; sinon, à quoi sert la base ? Refuser le sommet, c'est refuser la base et c'est une preuve de mauvaise volonté. Le nombre d'Ontariens français à l'Université d'Ottawa est actuellement d'environ 650. Faut-il croire que c'est là tout ce qui peut émaner d'une population francophone qui est sensée approcher le demi-million ?

9 - L'Université d'Ottawa s'engage dans sa charte à assurer le développement de la culture française en Ontario. Or, il est déjà question d'établir une université francophone à Hull****. Si l'Université d'Ottawa ne peut même pas assurer l'expansion de la culture française dans la région, comment peut-elle prétendre remplir ce rôle dans la province ? Il devient de plus en plus manifeste que cette université est en train de faillir à sa tâche. Par sa situation géographique et par ses traditions, elle jouit d'une position exceptionnelle dans le système d'éducation canadien; pourquoi refuse-t-elle d'en tirer profit ? Pourquoi prétend-elle avoir une vocation qu'elle ne cherche pas à réaliser ? Au fond, pourquoi se pose-t-elle comme championne de la vie française quand elle n'y croit pas ? C'est dans la mesure où elle choisira de se comporter comme une université ordinaire que l'Université d'Ottawa le demeurera !

10 - Le gouvernement du Québec finance des universités unilingues anglaises au Québec. Pourquoi le gouvernement de l'Ontario ne financerait-il pas une université française en Ontario ? Cela ne constituerait même pas un précédent puisque déjà, à l'extérieur du Québec, l'Université de Moncton est unilingue française.

11 - Il existe déjà une université qui dessert les anglophones de la région Ottawa-Carleton, et une quinzaine d'autres dans le reste de la province.

12 - Le bilinguisme est impraticable. Qui plus est, le bilinguisme impose un fardeau financier qui joue au détriment de la culture française. L'argument traditionnellement invoqué de résume en deux propositions :

a) les étudiants anglophones ne parlent pas le français.
b) dédoubler les cours est au-dessus des moyens de l'Université.

Par conséquent, les cours sont offerts en anglais***** et des professeurs anglophones sont embauchés puisque les Canadiens français peuvent les suivre. Peut-on, en toute objectivité, qualifier ce comportement d'autre chose que discriminatoire ?

13 - Le dernier congrès de l'Association canadienne-française de l'Ontario (ACFO) a réclamé, le 20 mars 1969, par un  vote fortement majoritaire, la francisation de l'Université d'Ottawa.

CONCLUSION :

Le bilinguisme tel que pratiqué et appliqué à l'Université d'Ottawa est une supercherie monumentale, une fourberie colossale, un artifice insidieux d'assimilation et une margarine cérébrale qui ne dupe que les naïfs et les intellectuellement faibles.

Pierre Beaulne******


* on évoque ici la situation à la fin des années 1960.
** jusqu'à la fin des années 60, le mot race était employé, chez les Canadiens français, comme synonyme de peuple ou nation.
*** la proportion d'étudiants francophones oscille aujourd'hui autour de 30%.
**** depuis ce temps, une composante de l'Université du Québec (l'UQO) a vu le jour à Hull (Gatineau) et poursuit sa croissance.
***** cette situation a été largement corrigée, mais pas entièrement.

******Pierre Beaulne est diplômé en économie de l'Université d'Ottawa. Il a complété ses études doctorales à l’université de Paris IV. Il a travaillé comme analyste à Statistique Canada, Division de l’analyse structurelle et de la productivité, d’abord comme stagiaire, en 1972, puis comme employé régulier en 1973 et 1974. De 1975 à 2012, il a été économiste à l’emploi de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ, anciennement CEQ) où il assumait la fonction de conseiller sur les questions de rémunération dans les négociations collectives du secteur public. Il est l’auteur de nombreux articles et commentaires sur divers sujets concernant plus particulièrement les services et les finances publiques. Il publie toujours en 2013.

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