dimanche 11 août 2013

Le parler des gens de mon pays...


L'an dernier, à un ami new-yorkais d'origine québécoise qui s'interrogeait et m'interrogeait sur le déclin de l'attraction du français en Amérique du Nord et dans le monde, notant au passage que les nouvelles générations lui paraissaient attirées par un langage qu'elles percevaient comme étant plus « cool », j'ai offert le commentaire suivant. Je le reproduis sur mon blogue, par crainte de l'oublier, parce que je le crois aujourd'hui d'actualité.


La langue, c’est à la fois individuel et collectif, passé et présent, intellectuel et émotionnel, réfléchi et instinctif. Elle sert à acquérir des connaissances et à les partager avec d’autres humains. Une grande part de ces connaissances nous est imposée, d’autres sont acquises par choix selon nos besoins, nos aspirations et nos goûts. Et, sans aucun doute, ce qui est jugé « cool » varie selon les modes et les époques.

Le français que je parle et que j’écris est sans doute fortement influencé par mes choix et mes goûts. Mais il est aussi le fruit de mon milieu familial, de mon cercle d’amis, de mon environnement social, de mon milieu de travail, ainsi que de la société tout entière dans laquelle je vis, et de son histoire. Dans chaque conversation, dans chaque texte, je transporte le « moi » et le « nous ». C’est ainsi pour tout le monde.

Et la langue ne se limite pas aux mots du dictionnaire, c’est une culture tout entière. L’expérience collective, qui est plus que la somme de l’expérience de chaque individu qui la compose, s’exprime dans un langage. Elle fait de nous ce que nous sommes et influence ce que nous deviendrons. Elle est source de continuité, d’évolution, de renouvellement. Son abandon est source de rupture profonde, individuelle et collective.

Je parle un peu comme mes parents, mon frère, mes sœurs, mes cousins et cousines, mes grands-parents et leurs ancêtres. J’ai l’accent de mon quartier, de mon ancienne paroisse. Je porte en moi, parce qu’on me l’a apprise, l’histoire de ma communauté, de mon peuple, de ma nation. J’ai fredonné à mes enfants les chansons apprises de mes parents, dont certaines apportées par de lointains aïeux normands, et mes enfants font de même aux leurs.

Je vis au Québec mais j’ai grandi en Ontario, et quand j’étais petit j’avais conscience d’un « nous » différent parce que ma province avait rendu nos écoles françaises illégales. Dans la rue, on se faisait parfois traiter de frog par des Anglais et il arrivait à l’occasion qu’on se fasse interpeler avec un Speak white dont on ne saisissait pas trop bien l’origine et le sens… sauf qu’on savait que ce n’était pas amical. Plus tard, avec les manuels d’histoire, tout est devenu plus clair…

Nous sommes aujourd’hui 7 ou 8 millions, mais nous n’étions que 50 000 rassemblés autour du fleuve St-Laurent quand l’univers de nos ancêtres a basculé en 1759. Nous avons été tricotés serrés. Aux Îles-de-la-Madeleine, il y a quelques années, nous étions attablés, mon épouse et moi, dans un resto, entourés de parfaits étrangers de la Mauricie, de la Gaspésie, de l’Estrie, de Montréal, et nous de l’Outaouais, et graduellement, tout le monde s’est mis à échanger comme si nous étions de la même famille. Le langage du « nous »...

J’aime bien la chanson « Le plus beau voyage » de Claude Gauthier. Sa notion du « je » collectif est profondément juste. « Je suis d’Amérique et de France ». Je suis aussi ce « nous » que je porte en moi par notre langue française aux accents nord-américains. Il y a en nous du Félix, du Vigneault, du Charlebois, des Cowboys fringants. Du Samuel de Champlain, du Louis-Joseph Papineau, du Wilfrid Laurier, du Pierre Bourgault, du René Lévesque, du Pierre Trudeau, du Jean Charest et du Pauline Marois. Que ces présences soient inconscientes dans le langage n’enlève rien à leur réalité.

Ce « nous » québécois et/ou canadien-français et/ou acadien participe sur le plan culturel à la francophonie mondiale dont le cœur reste la France. Cette culture nous ouvre les pages de Rousseau, Voltaire, Hugo, St-Exupéry, Camus, Sartre, nous initie aux paroles d’une langue qui a porté, bien plus que l’anglais, le flambeau de l’ouverture, de l’égalité et de la liberté. Nous sommes liés, dans notre âme, à la France « belle et rebelle » de Jean Ferrat. Ce n’est pas un hasard si, instinctivement, j’associe davantage le français à résistance et combat pour la justice et les droits. Encore le langage hérité du « nous » à l’œuvre.

On nous reproche souvent nos fautes, nos anglicismes, notre accent. Notre français est à celui de France ce que l’argot américain est à l’anglais britannique. C’est une parlure à la fois littéraire (à sa façon) et une langue de la rue, une langue faite sur mesure pour le rock, le blues et le country nord-américains. Elle exprime à la fois ce « je » et ce « nous ». On l’a vue dans une combinaison savoureuse de rectitude et de vulgarité durant le printemps étudiant de 2012. Pour dire « l’éternité d’un jour de grève » comme pour décrire le long combat d’un peuple, Michèle Lalonde, dans son célèbre poème Speak white de 1968, écrivait « rien ne vaut une langue à jurons, notre parlure pas très propre, tachée de cambouis et d’huile ».

Chacun apporte sa contribution originale, individuelle, à ce « nous » linguistique. Nous empruntons des éléments à d’autres cultures, qui viennent enrichir la nôtre. Le problème survient quand cet autre – je parle bien sûr de l’anglais, langue dominante au Canada et en Amérique du Nord – arrive à prendre toute la place. Là, il y a rupture entre le « je » et le « nous ». Une rupture le plus souvent inconsciente, mais profonde et plus douloureuse qu’on pourrait le croire.

En Ontario français, et bientôt au Québec, si la tendance se maintient, on verra de plus en plus de grands-parents francophones, d’enfants bilingues et de petits-enfants anglophones. De nouvelles générations auront coupé le fil qui les reliait à cette aventure collective de centaines d’années, elles seront des étrangers culturels pour parents et grands-parents. Et plusieurs de ces orphelins du « nous » deviendront des adversaires hargneux pour qui cherchera à prolonger et développer le projet collectif francophone en Amérique.

Qu’un individu trouve ça « cool » de quitter le « nous » francophone, occasionnellement ou même pour de bon, n’a rien de grave en soi. Le va-et-vient périphérique est permanent. Il faut espérer que d’autres, attirés par cette collectivité francophone originale qui essaime autour du Saint-Laurent, remplaceront les départs. Parfois notre langue attire les regards de l’extérieur, comme ce fut le cas au printemps 2012, alors que le reste de l’Amérique a appris quelques jurons québécois ainsi que les mots « casserole » et « grève générale illimitée »…

J’ai toujours dit, en journalisme, que tout individu constitue un bon sujet de reportage. Il n’y a rien de plus universel qu’une seule personne. Il en va de même des langues et des cultures. C’est l’originalité de chacune, l’apport de chacune au « nous » culturel de l’humanité qui les rend intéressantes. L’uniformisation ou l’assimilation culturelle, autant que l’érosion de la biodiversité, tuera le genre humain. J’espère que le déclin apparent de la langue française, comme celui d’autres langues mondiales d’ailleurs, n’aura été à la fin qu’un repli stratégique face à la dominance quasi planétaire de l’empire culturel et économique anglo-américain.

Car les empires ne sont pas éternels. Notre petit réduit assiégé résiste toujours. Il s’interroge souvent sur son passé, son présent et sur cet avenir incertain. Parfois, il s’embrouille. Malgré tout, nous continuons d’écrire, de créer, chanter, danser, manifester, de travailler et inventer, de vivre… en français. Personnellement, je trouve ça très « cool »!

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