vendredi 22 février 2013

Souvenirs de 1970... pour les 100 ans du Droit

Vers la fin de mars 1970, je n'avais que 23 ans, et je travaillais comme journaliste au quotidien Le Droit, d'Ottawa, depuis le printemps précédent. En octobre 1969, à la demande de Marcel Desjardins, qui devait plus tard marquer de sa forte présence Radio-Canada et La Presse, j'avais accédé au poste de courriériste parlementaire avec beaucoup d'enthousiasme et bien peu d'expérience...

Quelle ne fut pas ma surprise, en ce matin de tout début de printemps, d'être convoqué au bureau du directeur de l'information, Christian Verdon. Allard, dit-il (M. Verdon m'appelait toujours par mon nom de famille...), on veut que tu couvres la campagne électorale du Québec dans la région de Montréal. As-tu une voiture? Non, lui répondis-je (négligeant d'ajouter que je n'avais jamais conduit un véhicule et que je n'avais pas de permis...). On va t'en louer une. Tu pars au début d'avril pour trois semaines, jusqu'à la fin de semaine avant l'élection du 29 avril.

Branle-bas de combat ! Vite les pages jaunes pour trouver une école de conduite et obtenir un rendez-vous d'urgence. Après deux cours pratiques (pas de théorie comme aujourd'hui), je me rends au bureau de véhicules automobiles de l'Ontario (je demeurais alors à Ottawa, ma ville natale) et on m'assigne l'agent qui m'accompagnera à mon essai routier. Je n'ai pas l'impression d'avoir très bien fait mais je lui avais expliqué ma situation, il était francophone et fort intéressé à la politique québécoise... Quoiqu'il en soit, j'ai obtenu la note de passage...

Voilà comment, dans la fin de semaine du 4 ou 5 avril, j'ai pu aller chercher une voiture de location et filer vers Montréal où, pendant les trois semaines suivantes, j'apprendrais réellement à conduire sur le boulevard Métropilitain et dans les rues de la métropole et de Laval. J'avais visité Montréal comme «adulte» seulement deux fois auparavant. En novembre 1966, je m'étais rendu avec mon frère et un ami aux funérailles de Jean-Pierre Baril, un jeune bijoutier d'une vingtaine d'années (comme nous) qui avait appris son métier chez un horloger de notre quartier, St-François d'Assise, à Ottawa.

Je me souviens qu'il jouait de la trompette (entre autres aux matches des Canadiens), et qu'il excellait aux billards. Il s'était joint à notre petit groupe franco-ontarien de l'ouest d'Ottawa avant de retourner chez lui pour fonder une famille et lancer son commerce dans le quartier ouvrier de St-Henri. Il demeurait sur la rue St-Philippe, et sa modeste bijouterie était située tout près, sur la rue St-Jacques. Il avait été lâchement assassiné dans un restaurant par un type qui avait versé du cyanure dans sa boisson gazeuse et nous avions voulu saluer sa famille, qui nous avait très chaleureusement accueillis.

Au-delà des tristes circonstances, nous avions roulé pour la première fois sur l'autoroute 40 et fait l'essai du métro flambant neuf de Montréal. La métropole, en pleine effervescence de la Révolution tranquille, exerçait alors un attrait indéfinissable. L'ambiance m'avait profondément marqué. L'année suivante, j'y retournais dans le cadre explosif des États généraux du Canada français, à l'automne 1967, pour plonger cette fois au coeur du débat politique identitaire québécois. Ce serait, pour les délégués franco-ontariens dont j'étais, une expérience instructive et, pour plusieurs, douloureuse.

Avril 1970. Troisième séjour à Montréal donc, pour trois semaines cette fois. Aucun point de repère, aucune information, aucun dossier... et pas d'Internet ni d'ordi à cette époque. Des calepins, des crayons et stylos, une machine à écrire et mon petit bolide loué. Les textes seront tapés à la machine et apportés au terminus Voyageur, rue Berri, pour être ensuite transportés en autobus au Droit, à Ottawa... souvent aux petites heures de la nuit. Mon quartier général sera un motel sur le boulevard Lajeunesse, dans le nord de Montréal (au nord du Métropolitain), dont je ne souviens pas du nom. Chaque fois que j'entends la chanson « Entre la jeunesse et la sagesse » des soeurs McGarrigle, je pense à cet endroit...

Les trois semaines restent dans ma mémoire comme un amalgame de parcours sinueux dans des embouteillages, de visites de candidats et de quartiers généraux de partis politiques (Union nationale, Parti libéral et Parti québécois), d'assemblées électorales et de lectures de journaux - Le Devoir, La Presse, Montréal-Matin, Le Journal de Montréal et tous les journaux de quartier que je pouvais dénicher. Il fallait apprendre à la vitesse de l'éclair, synthétiser et rendre le casse-tête politique intelligible pour soi, ainsi que pour les lecteurs. Heureusement, je n'avais que 23 ans...

J'ai relu récemment mes textes - que j'ai conservés sur leurs feuillets originaux - et je n'ai pas été embarrassé par ce que j'ai vu - à l'exception d'un texte sur la circonscription de Saint-Jean, qui était située hors de mon territoire de couverture et pour laquelle je m'étais fié sur les témoignages dans l'hebdo de l'endroit, le Canada français, qui prédisait une élection presque assurée du candidat péquiste. Erreur de débutant. Ne jamais se fier aux autres ! Jérôme Proulx, candidat du PQ, a été battu dans Saint-Jean et on m'a remis ce texte sur le nez pendant des années...

Quant au reste, j'ai rapporté ce que j'ai moi-même vu et entendu, avec l'ajout des données extrapolées de sondages disponibles, avec de bons résultats. Voici d'ailleurs une partie du dernier texte écrit sur place avant mon retour, le vendredi 24 avril 1970 (publié le lendemain, quatre jours avant l'élection), et que Le Droit a présenté à la une sous le titre « Véritable révolution politique dont l'Union nationale serait la victime ».  C'est signé « De notre envoyé, Pierre-Y. Allard ». J'expliquerai une autre fois ce « Y » irritant dont je ne pouvais me départir et qui est devenu le sobriquet dont m'avait affublé à l'époque Claude Picher, alors collègue au Droit avant de devenir chroniqueur à La Presse.



Le texte débute donc comme suit :

« MONTRÉAL - L'époque des « bleus » et des « rouges », c'est bien fini sur l'île de Montréal.

La métropole québécoise, dont les plus de deux millions d'habitants forment 40 pour cent de la population totale de la province, est en train de vivre une véritable révolution politique dont l'Union nationale sera probablement la principale victime.

Il y a, évidemment, l'ouest de la ville, qui votera massivement pour le Parti libéral comme d'habitude. C'est là que se concentrent les 700 000 anglophones montréalais. C'est là aussi que l'on trouve les quartiers les plus riches, les résidences les plus cossues de la région métropolitaine.

Par contre, un million et demi de francophones habitant surtout le centre et l'est de l'île délaisseront, dans une proportion de près de 40 pour cent, les « vieux partis » pour se lancer dans l'aventure que leur offre le Parti québécois.

À ses premières armes électorales, le parti que dirige René Lévesque étonne tous les observateurs par sa vigueur, au point où il est plausible de parler de « vague péquiste » dans au moins une dizaine de comtés du centre-est montréalais. »



Ce ne serait pas loin de la vérité, le PQ raflant six circonscriptions dans le centre-est de l'île et faisant bonne figure dans plusieurs autres. L'Union nationale avait effectivement été rayée de la carte à Montréal en 1970.

Ce genre d'expérience journalistique est presque inimaginable en 2013, le parcours professionnel des reporters ayant beaucoup évolué au fil des décennies et les journaux disposant de moins de moyens financiers que nous semblions en avoir à l'époque. Quel journal régional enverrait aujourd'hui un de ses reporters (un débutant par surcroît) sur la route, hors-région, pour plusieurs semaines d'une campagne électorale ?

J'ai eu cette chance, et n'en regrette pas une seule seconde... Parfois, apprendre sur le tas en optimisant le système D, ce n'est pas une si mauvaise méthode...