samedi 8 février 2014

Les anciennes juges et la charte...

Les juristes ont beau connaître les lois, ils se contredisent souvent quand vient le temps de les interpréter dans la vraie vie. On l'a vu ces derniers jours avec les prises de position, diamétralement opposées, de Louise Arbour et de Claire L'Heureux-Dubé sur le projet québécois de charte des valeurs (Projet de loi 60). Ce sont là deux anciennes juges de la Cour suprême du Canada, deux sommités du droit, l'une appuyant le projet de charte, l'autre le vilipendant.

«Il ne fait aucun doute que, telle que proposée, la Charte porte atteinte à la liberté de religion et que les justifications de cette atteinte à un droit fondamental protégé par le droit québécois, la constitution canadienne et le droit international sons clairement insuffisantes», écrite Louise Arbour. Notez le langage. C'est vraiment pas au conditionnel : «il ne fait aucun doute»! Et vlan! Voilà! C'est réglé? Heu, peut-être pas...

En face d'elle, Claire L'Heureux-Dubé réplique, sur un ton tout aussi affirmatif, tout aussi définitif: «Rien dans le projet de loi 60 n'entrave la croyance religieuse et la pratique de la religion.» Et elle ajoute, pour enfoncer davantage le clou: «Les signes religieux font partie de l'affichage de ses croyances religieuses et non pas d'une pratique de la religion».

Personnellement, je suis en désaccord avec les deux ex-juges... Je crois que l'interdiction du port de signes religieux trop visibles constitue une limitation réelle de la liberté d'expression et de la liberté de religion, mais qu'il s'agit d'une limitation raisonnable (en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne) pour atteindre l'objectif primordial d'une neutralité religieuse de l'État et d'un respect intégral de l'égalité hommes-femmes.

Quoiqu'il en soit, ce que je veux souligner ici, c'est que même chez les juges, et même chez des juges ayant siégé à la Cour suprême du pays, ce qui apparaît blanc à l'un peut paraître noir à l'autre, clair à l'un, flou à l'autre... Les cours de haute instance regorgent de décisions collectives où une majorité de juges l'emporte sur une minorité de dissidents. Et que parfois (souvent? toujours?), des convictions personnelles qui n'ont rien de juridique viennent perceptiblement colorer les socles du droit.

Je n'en veux pas aux juristes qui puisent dans leur expérience de vie, dans leurs connaissances, dans leurs idées, dans leurs opinions politiques même, pour orienter leurs prononciations légales. Personne - même un juge de la Cour suprême - ne vit dans un vacuum. Ce qu'on a vécu explique beaucoup ce que l'on devient. Certains juges sont conservateurs, d'autres progressistes. Certains sont fédéralistes, d'autres indépendantistes. Certains sont nationalistes, d'autres pas. Et n'allez pas me dire que cela n'influence pas leur lecture des lois et projets de loi...

Le problème, c'est que hors des lois et de leur interprétation, les juristes, même les plus prestigieux, sont des citoyens comme vous et moi. Leur expertise professionnelle peut contribuer à éclairer les grands débats sur les valeurs, comme toute autre expertise, mais elle reste un éclairage parmi d'autres.

Quand Louise Arbour dit que l'interdiction des signes religieux pour le personnel de l'État porte atteinte aux droits constitutionnels, elle y met le poids de son immense savoir juridique. Mais quand elle trouve «évident» que cette même interdiction vise avant tout les femmes musulmanes qui portent le foulard, qu'elle trouve cela «particulièrement odieux», et quand elle évoque au passage «la pathologie des nationalismes d'extrême-droite», ouvrant la porte à de nouveaux dérapages médiatiques (voilà un excellent dossier pour la FPJQ...), elle dépasse largement ses champs d'expertise.

Comme ancienne juge, elle peut s'exprimer plus librement sur le plan politique qu'à l'époque où elle rédigeait des décisions à la Cour suprême. Mais pour les citoyens et, malheureusement, pour certains scribes qui manipulent ses textes d'opinion dans des médias déjà survoltés, la distinction entre Louise Arbour juriste émérite et Louise Arbour citoyenne est loin d'être claire.

Même chose pour Claire L'Heureux-Dubé, qui du haut de son perchoir juridique, puise dans son expertise pour affirmer une distinction légale entre la pratique d'une religion et l'affichage (par des signes ostentatoires) d'une religion. Elle en conclut que l'interdiction des signes ne viole aucun droit fondamental. Va jusque là. Mais quand Mme L'Heureux-Dubé attaque la position de Philippe Couillard qu'elle dit en contradiction flagrante avec la tradition de ce parti, elle passe en mode citoyen...

C'est curieux... Comme citoyen, et comme journaliste d'expérience (tiens, moi aussi, je réclame une certaine expertise qui a, comme toutes les expertises, ses limites...), il me semble que le principe de neutralité religieuse de l'État inscrit dans le projet de charte suscite peu de débats de fond, et que l'interdiction de signes religieux ostentatoires pour le personnel de l'État vise et interpelle tout le monde, même si les médias ont exacerbé le débat autour du sort de certaines femmes musulmanes.

Il me semble, par ailleurs, à revoir l'histoire de l'humanité, que les intégrismes religieux mariés à l'État ont commis parmi les pires horreurs, et qu'il faut s'en méfier encore aujourd'hui. Et qu'à ce titre, il est légitime, dans une démocratie laïque où tous les citoyens, hommes et femmes, sont égaux, que l'État demande à son personnel de proposer à l'ensemble des citoyens non seulement une neutralité réelle dans les services rendus, mais aussi un visage de neutralité.













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