lundi 9 février 2015

Québécois, Franco-Canadiens: 2 solitudes?

Samedi après-midi, j'ai lancé sur Twitter le gazouillis suivant: «Je viens d'écouter l'émission SRC "Francophones du Québec et hors-Québec: deux solitudes" (http://bit.ly/1A5dWxy). Estomaqué par ce que j'y ai entendu…» Moins d'une minute plus tard, la réplique venait: «Des exemples?» Ne sachant trop par où commencer, et Twitter nous limitant à 140 frappes (pas l'idéal), j'ai promis de bloguer là-dessus d'ici lundi. Alors voilà, je prends le taureau par quelques-unes de ses cornes…
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Je vais me limiter à trois des éléments de la discussion sur les ondes de Radio-Canada (les plus importants selon moi), où on semble présenter comme évidentes des situations qui ne le sont pas, et où de vigoureux échanges pourraient modifier des points de vue et des stratégies de fond.

Symétrie, asymétrie et l'article 23

1. Des représentants de la minorité franco-yukonnaise (et des autres minorités francophones qui les appuient) s'insurgent contre l'opposition récente du Québec à leur demande d'élargissement des critères d'admission aux écoles de langue française en vertu de l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils affirment que le gouvernement québécois aurait pu plaider en faveur de l'asymétrie de l'application de l'article 23, selon qu'on se trouve au Québec ou hors-Québec - plus généreuse dans les provinces anglophones, plus restrictive au Québec pour protéger le français.

Ce qui me frappe et m'étonne, c'est cette insistance sur l'asymétrie de l'application, alors que cette asymétrie est déjà entérinée par les tribunaux (jusqu'à la Cour suprême) depuis les années 1980… Et pourquoi cette asymétrie s'est-elle imposée? Parce que les minorités francophones du Canada et la majorité francophone du Québec font face au même problème: le besoin de protéger et de promouvoir la langue et la culture française dans un univers nord-américain très majoritairement unilingue anglais! Or, les juges tiennent toujours compte (bien selon certain, mal selon d'autres) du contexte historique et de la réalité socio-politique contemporaine.

Ce qu'il faut plaider, c'est la symétrie du problème: le français en danger partout, au Yukon comme au Québec; et le risque de domination de l'anglais partout, au Yukon comme au Québec. En abordant la situation sous cet angle, le seul qui permet de voir toute la forêt et non seulement quelques arbres, Québec peut s'amener tambour battant et sermonner les juges en les sommant de faire ce qu'il faut pour protéger et promouvoir les droits de la minorité franco-yukonnaise, sans crainte. Les juges ne protégeront pas le français au Yukon pour ensuite aller le menacer au Québec. C'est illogique. Et de plus, Québec a en mains tous les pouvoirs pour les en empêcher, pouvant aller jusqu'à la sécession!

Benoît Pelletier a bien cerné l'argumentaire en déclarant, au cours de l'émission de SRC: «Les francophones au Canada (y compris au Québec) sont tous dans le même bateau et doivent ramer dans la même direction.» Et Marie-France Kenny, présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), y est allée de son grain de sagesse: «On est prêt à se tenir debout avec le Québec (pour protéger le français au Québec); on demande que le Québec se tienne debout avec nous.» Ces deux interventions illustrent bien la symétrie quasi parfaite des objectifs culturels des Québécois francophones et des minorités canadiennes-françaises et acadiennes.

Pour protéger et promouvoir le français, le contexte socio-politique impose une interprétation généreuse de l'article 23 au Yukon, et le même contexte impose un maintien et un renforcement de la Loi 101 au Québec. Et si on veut trouver une seconde symétrie, c'est qu'au Canada anglais comme au Québec, aucune menace ne pèse sur la langue anglaise, qui se porte merveilleusement bien.

Ça va bien ou pas?

2. À un certain moment, durant l'émission, Marie-France Kenny a dérapé un peu en affirmant que le Québec n'était plus la «métropole» du français au pays, ajoutant que la francophonie hors-Québec est «bien en vue» et qu'elle «se porte bien». On peut l'excuser de ce débordement en tenant compte qu'elle réagissait à chaud à une opinion exprimée dans une lettre au Devoir, dans laquelle le correspondant lançait une affirmation farfelue, à l'effet que la francophonie hors-Québec n'existait plus à l'exception de quelques personnes «qui parlent un français abâtardi»…

Laisser entendre que cette personne est ignorante et mal informée, ça passe. Ajouter que trop souvent, les Québécois ignorent à peu près tout de la francophonie des autres provinces, ça passe aussi. Mais lancer «on se porte bien»? Non, ça ne passe pas. Il y a bien quelques régions où la présence du français est dominante et presque blindée, notamment dans la péninsule acadienne, dans la région du Madawaska du Nouveau-Brunswick, et le long de la route 11 aux environs de Hearst en Ontario, mais ailleurs ça va plutôt mal. Et porter trop souvent des lunettes roses n'améliore en rien la situation.

Cela ne signifie pas une absence de dynamisme au sein de la francophonie hors-Québec, et ou sa disparition à court terme. Au contraire. Et le Québec a beaucoup à apprendre des efforts originaux et souvent fructueux, à l'ouest de l'Outaouais et à l'est de la Gaspésie, pour mettre en valeur la langue et la culture françaises. Mais les recensements tracent un portrait implacable des ravages de l'assimilation, et la généralisation de l'exogamie annonce une crise majeure d'effectifs d'ici une génération ou deux. Ce n'est pas pour rien qu'on met en place des programmes de «construction identitaire» dans les écoles franco-ontariennes et qu'on impose des mesures disciplinaires pour obliger les élèves à parler français à l'extérieur des salles de classe. Et même sur le plan politique, est-ce un hasard si tant de minorités doivent toujours avoir recours aux tribunaux pour faire valoir des droits historiques?

J'ai la conviction que la seule façon de progresser dans le contexte actuel, c'est de dire noir quand c'est noir, gris quand c'est gris, et blanc quand c'est blanc. En identifiant mal le problème, on identifie mal les solutions. D'ailleurs il y a contradiction entre la réalité qui impose aux Franco-Yukonnais d'élargir l'application de l'article 23 et l'affirmation de Mme Kenny…

États généraux de 1967: rupture, vraiment?

3. À quelques reprises durant l'émission, les intervenants sont revenus sur l'épisode des États généraux de 1966 à 1969 (et en particulier les assises de 1967), en insistant sur la soi-disant «rupture» qui s'y est produite entre les Québécois et les francophones minoritaires ailleurs au pays. De nombreux historiens présentent ces assises comme un moment clé, comme une espèce de fin de chapitre (celle du Canada français et des Canadiens français), et aussi comme le début d'un nouveau chapitre d'identités fragmentées (Québécois, Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, etc.).

Un sociologue invité à l'émission, Jean-François Laniel, y est allé du message type qu'on entend au sujet des États généraux. C'était, dit-il, la fin du «projet collectif commun» de l'époque du Canada français». Depuis cet événement, nous avons semble-t-il oublié ce passé que nous avons partagé (Québécois, Canadiens français et Acadiens) et cette ancienne solidarité pan-canadienne. Selon moi, cette affirmation est largement fausse et se fonde sur une interprétation erronée de l'histoire.

Les États généraux ont été l'occasion de lancer dans l'arène publique le débat sur une évolution qui était déjà en cours depuis longtemps, probablement depuis le début de la Confédération. Le «nationalisme» canadien-français a toujours été largement territorial et centré sur le bassin du Saint-Laurent. Ses limites correspondaient plus souvent qu'autrement aux frontières du Québec. L'AANB avait conféré au Québec un statut particulier et les gouvernements successifs depuis Honoré Mercier dans les années 1880 ont toujours défendu l'autonomie provinciale. Au Québec, le mouvement indépendantiste des années 1960 a peut-être abouti au remplacement de l'appellation canadienne-française par l'appellation québécoise, mais a peu modifié la perception identitaire territoriale de l'une et de l'autre.

Aux États généraux même, des journalistes acadiens et franco-ontariens avaient remarqué que pour une grande partie des délégués québécois, Canadien français signifiait francophone du Québec. Ils ne voyaient pas de différence entre les deux appellations. Par le passé, il y avait bien eu quelques crises majeures qui ont entraîné de forts mouvements de solidarité entre Québécois francophones et francophones des autres provinces et territoires canadiens: la rébellion des Métis et la pendaison de Louis Riel en 1885 et le règlement 17 en Ontario en 1912 notamment. Mais cette solidarité était cimentée par des liens de sang, de langue, de religion et de culture, pas par des liens politiques ou par une vision «canadienne-française» d'un océan à l'autre. Et cette solidarité existe encore aujourd'hui quand la situation l'exige. On l'a vu avec la crise de l'hôpital Montfort, où indépendantistes et fédéralistes se sont tenus debout ensemble en dépit de projets et de visions politiques divergents…

J'ai remarqué d'ailleurs que même aujourd'hui, dans le langage employé, ce sentiments d'appartenir à une même famille revient toujours à la surface, plus encore que celui d'une communauté de citoyenneté.  Le président de l'ACFA (Franco-Albertains), parlait de Québec, «notre grand frère». Le député Yvon Godin, à l'émission de Radio-Canada, parlait «des cousins et des cousines». Personne n'a insisté sur le mot «concitoyens»… Pour les minorités francophones, donc, je ne doute pas que les États généraux aient provoqué une remise en question identitaire. J'y étais délégué franco-ontarien, je m'en souviens. Mais pour les délégués québécois, il n'y a pas vraiment eu de rupture. La vision commune canadienne-française d'un océan à l'autre ne s'était jamais vraiment enracinée (du moins au Québec) depuis 1867…


Conclusion

Les Québécois francophones, quelle que soit leur idéologie, les Canadiens français de l'Ontario et de l'Ouest, et les Acadiens ont en commun - depuis un siècle et demie, et pour l'avenir prévisible - le projet de protéger et de promouvoir la langue et la culture françaises. C'est suffisant pour se parler, s'informer, se concerter et pour agir en commun sans s'enfarger dans les fleurs du tapis de l'article 23 d'une Charte adoptée sans le Québec et contre le Québec. 




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