mercredi 23 septembre 2015

L'agonie de Mechanicsville...


Quand j'ai aperçu hier l'imposante affiche du projet One Twenty-One Parkdale, annonciatrice d'une immense tour de 32 étages de condos de luxe, je me suis dit: voilà un immense clou dans le cercueil ce qui fut autrefois un quartier canadien-français bien vivant dans l'ouest d'Ottawa. Mon quartier. Mechanicsville. Celui dans lequel je suis né, où j'ai passé mon enfance, jusqu'à l'adolescence. Mes choix d'adulte m'ont amené ailleurs, mais c'est là que reposent mes racines…

C'était comme un village, situé entre la voie ferrée du Canadien Pacifique au sud et la rivière des Outaouais au nord, le coin le plus pauvre de la grande paroisse Saint-François-d'Assise avec sa magnifique église et ses deux clochers dominant la grand-rue (la rue Wellington). À l'ouest il y avait 50 acres de broussailles (que nous appelions «le port»; pour les Anglais c'était «Tunney's Pasture»); à l'est s'étalait un vaste complexe ferroviaire du Canadien Pacifique qui nous séparait du «flatte» (Lebreton Flats, un quartier encore plus pauvre que le nôtre) et du secteur des édifices du Parlement.

Je suis né en 1946 et j'ai habité jusqu'en 1959 sur la rue Hinchey, entre les rues Lyndale et Burnside, en plein coeur de Mechanicsville. Il ne faut surtout pas se fier pas aux noms anglais des rues. Les familles autour de nous se nommaient Longpré, Pouliotte, Desrochers, Carrière, Lafleur, Beauchamp, Charron, Robert, Tremblay, Bourguignon, Joanisse, Jubinville, Chartier, Papineau, Bastien, Pelletier, Lapointe, Meunier, Fournier. Chez les Connolly et les Corcoran, les deux seules familles avec un nom anglais, les enfants parlaient français comme nous...


La rue de mon enfance, aujourd'hui

Tout le monde, bien sûr, se connaissait. Le soir, durant la belle saison, avant l'arrivée de la télé, au début des années 1950, les chaises sortaient sur les perrons et les trottoirs et les gens faisaient de la jasette. Le laitier, le boulanger, le vendeur de fruits et légumes servaient leur clientèle dans des véhicules tirés par des chevaux. Les mamans travaillaient à la maison. Tout le monde ou presque allait à la messe le dimanche. Et tous pouvaient entendre au bout de la rue le choug-choug familier des locomotives à vapeur quittant la gare…

La première moitié de la décennie des 1950 a marqué à la fois l'apogée et le début du déclin de notre petite enclave franco-ontarienne. En 1954, l'ouverture de l'église Notre-Dame-des-Anges et de l'école du même nom avaient donné un caractère officiel à l'existence désormais autonome de Mechanicsville, coupée du cordon ombilical de Saint-François d'Assise et volant de ses propres ailes. Mais c'était sans compter l'effet à long terme du développement d'un gigantesque complexe d'édifices fédéraux qui, à compter de 1952, a commencé à occuper et transformer les 50 acres de broussailles qui avaient été, jusque là, un terrain de jeux pour les enfants du quartier…

En relocalisant dans le «port» (Tunney's Pasture) des centaines, puis des milliers d'emplois de sa fonction publique, le gouvernement fédéral venait de condamner le petit quartier voisin… le mien… ainsi que l'ensemble de la collectivité très majoritairement francophone de Saint-François d'Assise… Il a fallu à peine quelques années pour que les premières maisonnettes ouvrières soient vendues et que des blocs d'appartements prennent leur place. Les familles du quartier ont commencé à quitter, remplacées par une main-d'oeuvre fédérale majoritairement anglophone.


L'ancienne école Notre-Dame-des-Anges

Je me promenais hier sur les rues de mon enfance et le spectacle est désolant. La paroisse n'existe plus, les francophones de Mechanicsville (ceux qui restent) étant de nouveau rattachés aux deux clochers de la grand-rue (que plus personne n'appelle la grand-rue). L'église Notre-Dame-des-Anges est désormais une église croate. La bâtisse de l'école existe toujours, mais l'école est depuis longtemps fermée, faute d'élèves. Sur le quadrilatère Burnside-Parkdale-Emmerson-Forward, il ne reste que trois des vieilles habitations, étouffées entre les blocs locatifs. Et l'une d'entre elles tombera sous le pic des démolisseurs pour céder la place à une immense tour de 32 étages de condominiums de luxe…


L'église paroissiale avait été inaugurée le 15 août 1954...

Toutes les maisons les plus rapprochées de la rivière des Outaouais sont disparues quand, début années 70, le fédéral a construit une promenade riveraine à quatre voies, d'est en ouest. Fini les explorations des grands espaces de l'ancien pâturage de M. Tunney, fini l'accès à la rivière… La voie ferrée et le complexe ferroviaire du CP ne sont plus que des souvenirs, remplacés par une voie rapide pour les autobus (est-ouest) et par un train rapide (nord-sud). Même l'ancienne école St-François d'Assise, en bordure de Mechanicsville, a été fauchée l'an dernier pour un méga-projet de condos…

Plusieurs de nos anciennes maisons existent toujours, y compris la vieille demeure de mon grand-père Joseph Allard où, il y a 60 ans, vivaient quatre de ses enfants et leurs familles dont la mienne. Mais de nombreux logis semblent délabrés, au point d'avoir l'air de taudis. Sur la rue voisine (Forward), un projet municipal de logements sociaux a remplacé les maisons ouvrières de jadis… Le projet a été baptisé «Place Allard», à la mémoire de mon grand-père, qui était l'un des épiciers du coin et un ancien membre du conseil municipal d'Ottawa dans les années 1940.



Je sais qu'on ne peut reculer dans le temps, mais il me semble, en rétrospective, qu'il aurait fallu se battre pour garder le quartier tel qu'il était, plus beau, plus propre, plus vivant et, oui, pour y protéger la communauté francophone (il n'y a plus aujourd'hui à Ottawa de quartier majoritairement de langue française). Mais les citoyens des années 50, comme ceux d'aujourd'hui, sont mal équipés pour se défendre contre le monstre fédéral, contre les autorités municipales et contre les tentacules de promoteurs immobiliers sans âme et avides de profits. On a vu, dans les années 60, de quelle façon on a expulsé les gens du «flatte» de leur quartier…

Aujourd'hui, Mechanicsville a retrouvé une existence - virtuelle - sur Facebook. Sa page compte plus de 1000 adhérents. Et tous, toutes, se remémorent le bon vieux temps, avant que le quartier ne soit plus que des collections de souvenirs nostalgiques, et d'albums de photos à scanner et à partager sur Internet.  Hier, en marchant dans mon vieux quartier, je pensais à tout cela… Si seulement…


Un bout de rue qui ressemble au début des années 1950...



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