dimanche 17 janvier 2016

Entre les tours d'ivoire et la rue...


Le milieu universitaire ressemble parfois à une tour d'ivoire. J'en ai eu la preuve une fois de plus récemment (jeudi 14 janvier 2016), quand je me suis rendu à l'Université d'Ottawa pour assister à une conférence commentée sur le livre La souveraineté en héritage, du sociologue Jacques Beauchemin.

Entendons-nous d'abord sur les définitions. J'ai trouvé dans le site Web expressio.fr cette image que je trouve fort opportune pour la compréhension de l'expression «tour d'ivoire»: «c'est le symbole du lieu surélevé ou l'on peut s'isoler du monde, au calme, loin de l'agitation des masses»… Ce n'est pas absolument parfait comme tableau, mais ça me semble acceptable…

Dans ces collisionneurs de neurones où aspirants et titulaires de diplômes d'études supérieures donnent l'impression d'évoluer à l'abri de la plèbe, d'immenses réservoirs de connaissance se forment d'année en année. Et malheureusement, tant par le caractère sibyllin du langage spécialisé que par l'étanchéité des murs qui cernent le haut-savoir, ces connaissances restent trop souvent emprisonnées à l'université… inaccessibles au grand public… 

Le matin même de la conférence de M. Beauchemin, j'avais lu quelques textes portant sur les données d'alphabétisation les plus récentes au Québec. Les chiffres étaient effarants. Le cinquième de la population adulte ne sait ni lire ni écrire et plus de 50% des Québécois (y compris 26% des détenteurs d'un diplôme postsecondaire!) auraient de la difficulté à déchiffrer un texte de 300 mots du Journal de Montréal… À quel point seraient-ils démunis devant une thèse de maîtrise ou de doctorat?

Ainsi, entre la «tour d'ivoire» où fonctionne en circuit fermé une grande partie de l'élite intellectuelle et les grandes étendues où la moitié de la population peine à lire et à écrire, il semble exister un fossé quasi infranchissable… du moins pour l'écrit sous toutes ses formes. Et je doute fort que la radio, la télévision et le Web audiovisuel suffisent pour combler l'écart, pour créer et entretenir des liens pourtant essentiels entre les détenteurs universitaires de savoir spécialisé et les masses qui en auraient grand besoin, tant sur le plan humain que citoyen.

Dans le livre collectif intitulé Les journalistes, publié il y a quelques mois à peine, l'un des auteurs, Robert Maltais, vétéran des milieux journalistiques, propose entre autres de «sortir les étudiants (en journalisme) des locaux universitaires et leur mettre le nez dans la poussière de nos villes. C'est là qu'ils vont rencontrer des gens, apprendre à poser des questions et à mener de petites enquêtes». Il serait sans doute intéressant que d'autres universitaires, en sciences sociales notamment, s'interrogent sur l'utilité de mettre davantage leur nez «dans la poussière de nos villes»… et de nos campagnes.

Je reviens à ma conférence de Jacques Beauchemin. Son essai La souveraineté en héritage témoigne justement de l'effort d'un professeur d'université (il enseigne la sociologie à l'UQAM) de sortir de sa «zone de confort», de sa propre tour d'ivoire, pour tenter d'atteindre un public plus large. Peut-être ne joint-il pas - sauf indirectement - les 50% d'analphabètes fonctionnels, mais il sollicite tout au moins un auditoire élargi sans exiger de lui une connaissance de la méthodologie des enquêtes sociologiques ou du jargon professoral…

Au début de la soixantaine (il est né en 1955), le sociologue entame sans doute le dernier droit de sa carrière. En plus d'avoir étudié pendant des décennies l'évolution de la société québécoise, il a - comme sous-ministre sous le gouvernement Marois - oeuvré au projet de renforcement de la Loi 101. Or, à un certain moment, il a acquis la certitude que notre petite nation francophone, principalement située au Québec, était en train de perdre «son désir de durer» après des centaines d'années de lutte. «C'est quelque chose que je ressens comme une vérité profonde», disait-il lors de sa conférence.

En plus de sonner l'alarme, son livre récent se veut un appel aux citoyens québécois, tant l'élite intellectuelle que le grand public, tant les militants indépendantistes que ceux et celles des autres tendances, de ne pas baisser les bras, de ne pas abandonner le débat de guerre lasse. Car le temps presse et sans la souveraineté, croit-il, nous sommes voués à une «louisianisation» du Québec. Quoiqu'il en soit, conclut-il, «nous ne devons pas nous dérober à la tâche de proposer l'avenir à ceux qui viendront».

J'avais hâte d'entendre ce qu'auraient à dire les deux professeurs invités à commenter l'oeuvre de Jacques Beauchemin, ainsi que la puissante collection de neurones autour de la table de discussion, au cinquième étage de la faculté des Sciences sociales. Déception. Les organisateurs avaient ciblé deux chapitres du livre plutôt que l'ensemble de l'oeuvre et comme d'habitude, dans de telles assemblées, au lieu d'une heure de questions, on se retrouve avec quelques minutes seulement… Donc, pas d'échanges…

Mais ce qui m'a le plus déçu, c'est la perception qu'au regard d'un des profs en particulier, Jacques Beauchemin s'était écarté de la rigueur méthodologique attendue d'un sociologue universitaire. Au lieu de produire une thèse aride de 600 pages accessible aux résidents de la tour d'ivoire, il avait publié un document citoyen, engagé, un texte d'opinion, d'à peine 160 pages et donc forcément incomplet… Ce collègue sociologue, se disant étonné, l'a même traité de romantique, et parlé de «lyrisme»…

Bien sûr, c'eut été plus facile pour Jacques Beauchemin de rédiger un document interminable, s'appuyant sur de nouvelles enquêtes, pesant les nuances des attitudes citoyennes par groupe d'âge et pas collectivité linguistique. Un document qu'une poignée d'universitaires aurait lu en entier (je suis loin d'être sûr que la majorité des gens à sa conférence de jeudi soir avaient décortiqué son livre de 160 pages…), et qu'avec un peu chance, quelques journalistes auraient évoqué dans Le Devoir ou ailleurs. Deux lignes de textes ajoutées au curriculum vitae et quelques félicitations de collègues…

Mais quand une «vérité» secoue les tripes, même un professeur - surtout un vétéran - doit se présenter sur la place publique et «mettre son nez dans la poussière de nos villes»… Jacques Beauchemin l'a fait, s'est exposé à la critique... et elle est venue, drue, parfois acerbe. C'est le prix à payer quand on lance son message sur le trottoir au lieu d'enseigner dans un auditorium universitaire. C'est un risque à prendre, et il faut une certaine dose de courage.

Mais les sociologues et les politicologues sont également citoyens, comme l'ensemble de la population trop souvent mal informée quand vient le temps de s'exprimer à une élection ou à un référendum. Si, au terme de leur carrière ou même avant, il arrive à ces sociologues et politicologues de détenir des connaissances ou des «vérités» susceptibles d'éclairer des choix fondamentaux de la nation, rester bien assis dans leur tour d'ivoire serait impardonnable.

Le silence serait pire que l'erreur.








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