mardi 22 mars 2016

Montréal français, Ottawa bilingue?

David Lisbona à Pierre Allard sur Twitter: «To impose (French) unilingualism on Montréal, something it clearly NEVER has been, will create same "indignity" you went through in Ottawa, no?»
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Cher M. Lisbona,

Voilà une excellente question, qui nous est souvent posée autrement dans la région de la capitale fédérale… Pourquoi Ottawa devrait-elle être bilingue si Gatineau reste unilingue française? La question est valable, mais la plupart des gens la trouvent un peu gênante et l'évitent… comme si, par pure logique, le bilinguisme de l'une devait entraîner celui de l'autre, surtout quand les citoyens des deux rives de l'Outaouais se côtoient quotidiennement au travail, dans les commerces, dans les rues…

Ma réponse, j'en suis convaincu, ne vous satisfera pas… Elle ne me satisfait pas entièrement, moi non plus… Mais voilà, je fonce. Il faut d'abord placer ce débat très actuel dans son contexte historique (ce ne sont pas, contrairement à ce que certains pensent, seulement des vieilles chicanes…) et socio-démographique. Sans points de repère qui vont au-delà de la dernière manchette de la Gazette ou de La Presse, c'est peine perdue. Cela finira toujours en gribouille… 

Je me souviens de mes premiers périples à Montréal, comme jeune reporter franco-ontarien couvrant la campagne électorale québécoise d'avril 1970. J'avais été frappé par l'énorme quantité d'affiches commerciales unilingues anglaises, surtout dans le centre et l'ouest de la ville, ainsi que par l'incapacité de me faire servir en français dans certains magasins et restaurants de la deuxième ville francophone de la planète… J'ai commencé à me documenter, et j'ai découvert qu'historiquement, depuis la conquête, l'anglais occupait une position dominante à Montréal.

Au début du 20e siècle, par exemple, les conducteurs de tramways de la ville avaient l'ordre de s'adresser en anglais seulement à TOUS les clients, même francophones. Le conducteur qui contrevenait plus de trois fois à cette directive était congédié… Dans les entreprises, c'était pareil. Pierre Elliott Trudeau écrivait en 1965, parlant sûrement de Montréal plus que des autres régions: «C'est ainsi que dans la province de Québec, depuis le rang de contremaître jusqu'à celui de président de banque, la langue anglaise devint la langue de commandement.»

Un taux élevé de natalité avait permis aux Canadiens français de maintenir leurs effectifs, mais voilà qu'en se libérant des griffes de l'Église dans les années 60, ils étaient désormais comme tout le monde. Confrontés à des vagues d'immigration qui, vu la domination de l'anglais, allaient renforcer la proportion de la minorité anglophone et nous menacer d'assimilation comme l'étaient déjà les minorités francophones hors-Québec, il était devenu urgent de donner un coup de barre vigoureux et d'assurer au moins un territoire nord-américain où le français serait la langue officielle, nationale, et commune.

C'est dans ce contexte que le premier gouvernement de René Lévesque adopta la Loi 101 en 1977, une loi qui visait à assurer la prédominance du français dans les institutions publiques, dans l'affichage commercial et dans les grandes entreprises comme langue de travail. Ne pas appliquer cette loi à Montréal aurait été impensable. C'est notre seule grande ville. Sans la métropole, le français n'aurait pas d'avenir ailleurs au Québec ou au Canada. Dans quatre ou cinq générations, nous serions en bonne voie de «louisianisation»…

Mais cela n'a pas changé le fait que Montréal, sous un vernis quasi unilingue français, principalement dû à l'affichage où le français doit être prédominant, demeure une ville largement bilingue, voire multilingue. Les États-Unis et l'Ontario sont des voisins immédiats, et leur seule présence impose une forte présence de l'anglais. Selon le dernier recensement, plus de la moitié des résidents parlent les deux langues officielles du Canada, dont au moins 40% des francophones. Il y a même près de 170 000 résidents (plus de 10% de la ville) qui ne connaissent que l'anglais comme langue officielle… La vitalité de l'anglais, il me semble, n'est nullement menacée par la Loi 101

À Ottawa, la seule similitude avec Montréal, c'est que les francophones représentent à peu près la même proportion de la population que les anglophones à Montréal. Pour le reste, si le français reste menacé à Montréal, il l'est bien davantage à Ottawa. Nous sommes ici en Ontario, une province qui a rendu le français illégal dans ses écoles au siècle dernier et où la majorité anglophone a été traditionnellement hostile aux droits des francophones (contrairement au Québec).

À Ottawa, la minorité franco-ontarienne est bien plus bilingue (à 90%) que la minorité anglo-montréalaise, et la majorité anglophone y est davantage unilingue. Le taux de bilinguisme dépasse à peine le tiers dans la capitale, alors que dans la métropole les bilingues sont majoritaires. Et si à Montréal le pouvoir d'attraction de l'anglais se manifeste clairement dans les chiffres de la langue d'usage, à Ottawa le pouvoir d'attraction du français se révèle nul. Il y a même un taux d'assimilation des francophones supérieur à 30%…

Et enfin, la différence majeure: Ottawa est la capitale d'un pays officiellement bilingue alors que Montréal est la métropole d'une province française. On pourrait sans doute répliquer qu'Ottawa est aussi la seconde ville d'une province anglaise, et ce serait vrai. Mais elle a quand même valeur de symbole, et le refus d'un statut officiel pour le français dans la capitale en dit long sur l'image qu'on veut transmettre au pays. Et les francophones hors-Québec, trop souvent opprimés, savent que sans statut officiel ou de garanties constitutionnelles ou juridiques, ils restent démunis devant les tribunaux…

Il y a une dizaine d'années, un quotidien anglais de l'Ontario avait expédié un journaliste sur la route, pour voir où en était la situation du français et de l'anglais à différents endroits… Ce dernier avait trouvé qu'au Québec, sous une façade unilingue française, vivait une société passablement bilingue et qu'en Ontario, sous une façade de plus en plus bilingue, résidait une société plutôt unilingue anglaise… 

Ce n'est sans doute pas satisfaisant comme ébauche de réponse. Mais j'ai la conviction que pour survivre et prospérer, la langue et la culture française ont besoin d'un territoire français, le Québec (y compris Montréal), et de secteurs francophones ou bilingues en périphérie (Ontario et Nouveau-Brunswick) dans cet océan anglo-nord-américain. Si j'ai raison, et les recensements m'appuient dans mes pronostics, la question devient donc la suivante. Si l'on veut réellement conserver et développer l'héritage français en Amérique du Nord, quelles mesures doit-on prendre pour atteindre l'objectif?

Il me semble que Montréal doit être le phare de cette francophonie, ce qui ne l'empêchera pas de conserver un caractère largement bilingue sur le plan social. Quant à Ottawa, c'est une lutte quotidienne pour la survie de la minorité franco-ontarienne, qui doit dans les circonstances pouvoir compter sur le caractère français de la ville québécoise voisine, Gatineau, pour équilibrer tant soit peu les forces en présence. Sur la question du statut bilingue de la capitale, je crois que le principal obstacle reste et restera la francophobie profonde qui anime toujours certains milieux anglophones de ma ville natale.

Une chose set sûre. Octroyer au français un statut officiel d'égalité à l'hôtel de ville d'Ottawa ne menace en rien la domination sociale, politique et démographique de l'anglais dans la capitale fédérale. La situation serait fort différente à Montréal…

Bien à vous,
Pierre Allard,
Gatineau, Québec.

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